Mots-clés: travail, organisation, genre, formation, emploi, temps sociaux, négociation, socialisations professionnelles, sens du travail
Keywords: work, organization, gender, training, employment, social time, negotiation, professional socialization, meaning of work

L’intelligence au travail

L’étude de l’« intelligence du travail » (INTRA), telle que définie dans le précédent contrat quadriennal, s’est avérée un laboratoire d’analyse des actions et dispositifs qui permettent le travail. Le travail, lui aussi, se fabrique, et cette fabrique intelligente du travail, trop souvent ignorée, est cependant fondamentale. Sans elle et face aux contraintes, aux dysfonctionnements, aux injonctions parfois contradictoires, le travail serait tout simplement infaisable. Si notre bilan scientifique souligne le caractère heuristique de l’étude des règles, des concertations, des organisations, des dispositifs ou groupes professionnels pour éclairer l’« intelligence du travail », cette notion s’est avérée insuffisante. Un constat s’est imposé, celui de prendre en compte ce que nous nommons maintenant « intelligence au travail ».

Ce passage de l’« intelligence du travail » à l’ « intelligence au travail » signifie que l’on ne peut pas limiter l’intelligence à tout ce qu’il faut faire pour arriver au résultat escompté : il faut l’étendre à l’intelligence de la situation et du contexte, à tout ce qu’il faut faire pour comprendre et apprendre, pour s’ajuster, contourner ou résister, pour rendre intelligible le réel, et (éventuellement) le transformer.

Dans un contexte marqué par la financiarisation de l’économie, la flexibilité des systèmes productifs, la précarité de l’emploi et l’existence d’univers sexuellement ségrégués, les femmes et les hommes déploient des formes d’intelligence pratique, celles-ci étant entendu au sens de métis, d’intelligence rusée. Elles et ils construisent des cadres collectifs pour s’ajuster ou réviser les exigences de l’organisation du travail, pour faire face aux affects et au travail émotionnel ou encore pour analyser et déconstruire les rapports de domination dans leurs dimensions matérielles ou idéelles.

L’intelligence au travail se cristallise dans cette quête de sens et en est une condition nécessaire pour se maintenir, voire se développer, au travail. Entendue ainsi l’« intelligence au travail » est un fait caché, peu reconnu, voire nié, qui ne fait que rarement l’objet d’une reconnaissance et d’une légitimité. Sous sa forme actuelle, elle s’exprime bien souvent dans la clandestinité, dans des formes de résistance, voire sous la forme de critiques ou de pratiques subversives.

Un des objectifs que nous nous fixons est celui de démonter les rouages d’un système à double face, marqué tant par un resserrement des contraintes que par de (nouvelles) capacités d’agir, d’éprouver l’hypothèse selon laquelle l’ « intelligence au travail » conduit à saisir des opportunités (dans les réagencements des temps par exemple), mais aussi à entrer en infraction avec la prescription et à introduire de la subversion.

Sociologues, ergonomes et économistes, nous avons construit un projet s’articulant autour de trois grands programmes : « Temporalités », « Collectifs et sens de l’activité » et « Genre, matérialisme et intersectionnalités » ; ces derniers éclairent le souci d’inscrire nos recherches dans la continuité de nos réflexions antérieures tout en permettant d’en renouveler les questionnements, d’investir de nouveaux terrains et d’en questionner les méthodes.

Nos recherches se déclinent en 3 programmes

Temporalités

Le projet sur l’intelligence au  travail déplace le regard sur les activités professionnelles. Le programme « temporalités » voudrait saisir les actions et dispositifs qui permettent le travail. Qu’il s’agisse des activités non- professionnelles, des innovations techniques, des carrières ou encore des conditions d’existence des individus, l’analyse des temps peut permettre de réinterroger l’intelligence au travail comme une qualité qui dépasse les tâches et les actions techniques. Ces temporalités mobilisent des savoirs, expériences et des projets. Notre programme souhaite mettre à distance l’idée que les rapports sociaux sont produits par le contenu du travail et par son organisation particulière au sein de l’économie capitaliste, position à mettre en regard des études du machinisme et du travailleur enchaîné à la machine (Engels, 1976), des critiques du taylorisme comme expression emblématique du travail aliéné (Vatin, 2003) ou de la relation de service qui produit un rapport social de service (Zarifian, 2013). Notre proposition est que le rapport social est, plus fondamentalement, un rapport aux temps que les groupes se disputent, indépendamment de toute forme économique et productive. L’enjeu des luttes, y compris au sein du capitalisme, est de pouvoir disposer de son temps, de faire valoir ses besoins et projets de vie. Ces luttes s’inscrivent dans un champ de tension entre contrôle et autonomie permettant d’élaborer des règles (Reynaud, 1988).

Nous voudrions élargir le regard de l’organisation productive vers une analyse des temporalités qui rendent le travail possible ou impossible. Les temporalités nous permettent d’inclure l’ensemble des temps sociaux, l’évolution des technologies, le temps tout au long de la vie professionnelle, les reconversions professionnelles et les rapports aux temps. Au lieu de questionner les règles dans le travail quant à la capacité des individus de les mobiliser, changer ou inventer nous regarderons la place du travail parmi l’ensemble des activités et projets (autonomie au travail, De Terssac, 1992). La question centrale du programme porte sur l’autonomie temporelle des salariés : la possibilité de choisir, contrôler ou d’élaborer leurs propres temporalités. L’intelligence mise en œuvre par les individus et collectifs s’exprime dans la rencontre entre, d’un côté, les contraintes (le chômage, les activités non- professionnelles obligatoires, l’obligation de résultats, les revenus, la numérisation, etc.) et, de l’autre, l’aspiration à vouloir disposer de son temps sur un plan qualitatif et quantitatif. L’élaboration de compromis entre ces deux logiques sera au cœur de l’analyse.

Le lien entre autonomie temporelle et intelligence au travail sera décliné en quatre opérations de recherche : sur les carrières, les temps sociaux, le temps de l’emploi et les temporalités des industries du futur. L’intelligence est, d’une part, celle développée par les individus face à un environnement contraignant et, d’autre part, celle liée à la recherche d’accords collectifs avec l’objectif de renforcer l’autonomie temporelle. L’analyse des temporalités est l’approche qui permet d’élargir le périmètre des investigations dépassant la situation de travail, mais aussi une manière de faire discuter des champs de la sociologie et de l’économie (professions, innovations, techniques, dispositifs).

« Carrières et reconversions » s’intéresse aux groupes professionnels. Appliquée aux élu.e.s politiques cette opération s’intéresse à la question de l’entrée dans le métier, la carrière et son développement et à l’apprentissage au cours des mandats. Enfin, la sortie du groupe (volontaire ou suite à une défaite électorale) sera abordée au prisme de la reconversion professionnelle et du contrôle des émotions en milieu professionnel.

« Travail et temps sociaux » traite de la manière dont les règles temporelles sont négociées et mise en œuvre dans une perspective internationale et comparative. Des opérations actuellement en cours et consécutives en France, Allemagne (ANR-CATT), Malaisie et en Chine (chercheur.e.s invité.e.s) cherchent à comprendre la place réservée à l’autonomie temporelle des individus, face aux contraintes qui s’exercent sur eux. La place de la négociation collective et des arrangements non-formalisés sont au centre des explorations.

« Du Travail à l’Emploi » traite des trois temps de la façon dont les différents mécanismes d’offre et de demande font passer de l’abondance du travail à la rareté de l’emploi :

– Temps technologique : le travail potentiel est découpé en morceaux (dynamique des innovations, indivisibilités, organisation du travail,…);
– Temps social : des emplois sont proposés à des individus (compétences requises, durée du travail, contrats,…);
– Temps salarial : l’emploi est rémunéré (détermination des salaires, irréversibilités, redistribution des revenus,…).
– « Temporalités de l’industrie du futur » propose de mettre au centre des investigations la robotisation et la digitalisation de la production. Cette opération s’intéresse, d’une part, aux contraintes (réduction d’emplois, organisation du temps de travail, maintenance prédictive/suppressions des temps « morts », cadences) et, d’autre part, aux opportunités d’un réagencement des temps pour les travailleurs et les travailleuses par des nouveaux dispositifs qui ont émergé au cours des 20 dernières années (home-office, télétravail, travail à distance, banque de temps, compte-épargne-temps, fini-parti, etc.).

Collectifs et sens de l’activité

Le projet sur l’intelligence au  travail amène à analyser le couplage entre activités et cadres organisationnels en considérant tout particulièrement la manière dont les pratiques individuelles et collectives sont façonnées, conditionnées par les cadres organisationnels mais, aussi, et surtout, la manière dont les individus et les collectifs eux- mêmes infléchissent le travail dans le cours même de leurs activités.

Dans la continuité du programme « L’intelligence du travail et de son organisation : négation, reconnaissance et pouvoir », le programme « L’intelligence au travail : collectifs et sens de l’activité » met la focale sur l’activité des individus et des collectifs, pour étudier la façon dont les personnes, dans leurs activités, apprennent, régulent, coopèrent, entrent en conflit, inventent des voies pour faire face aux situations nouvelles, pour tenter de résister aux rapports de domination et, ainsi, gouverner leur action dans un sens qui leur convient. En prolongement de nos précédents résultats, nous considérons que l’intelligence au travail participe à la production individuelle et collective d’un sens attaché aux activités de travail. De même que l’intelligence au travail, le sens attaché aux activités s’étend aux contextes organisationnels et institutionnels ainsi qu’à la situation des personnes. Nous étudierons désormais comment ce sens se construit dans, mais aussi en dehors du cadre immédiat de l’activité, durant les parcours sociaux, les temps de formation et au sein de divers collectifs suscités par les activités. En cherchant à mettre au jour cette production de sens, les opérations menées dans ce programme ambitionnent d’éclairer les déterminations en œuvre (par) sur le travail d’organisation, comme les inflexions et ajustements, portés individuellement ou collectivement, par l’intelligence au travail dans les pratiques professionnelles. Nos recherches s’attacheront également à déployer différents types de méthodes (quantitatives, qualitatives) et approches (transversales, biographiques, longitudinales, pluridisciplinaires) pour rendre visible et analyser l’intelligence au travail dans sa complexité.

Les opérations inscrites dans le programme « Collectifs et sens de l’activité » viseront à éclairer un ou plusieurs des angles d’analyse ci-dessous :

– le premier angle concerne l’activité réalisée ici et maintenant. Plusieurs opérations vont s’intéresser aux recompositions des pratiques professionnelles sous l’effet des interactions entre individus, collectifs de travail et organisation. Il s’agira d’étudier les modalités d’élaboration, de circulation et de régulation collective de l’intelligence au sein des activités de travail. À partir d’enquêtes dans des contextes organisationnels variés (TPE- PME, associations, établissements publics…), une attention particulière sera portée sur la dialectique entre le sujet au travail et le collectif au regard de l’autonomie, entre travail d’organisation et organisation du travail, ainsi que sur la régulation sociale des émotions ou encore l’intégration de nouvelles technologies au cœur des interactions entre individus, collectifs et organisation. Dans ce cadre, un de nos projets consiste à étudier l’élaboration et la mise en place de dispositifs de capture de données et de traitement d’images dans le contexte professionnel. Au travers d’une collaboration pluridisciplinaire entre chercheurs en SHS (sociologues, ergonomes) et en informatique, il s’agirait d’analyser leurs usages et le sens qu’ils revêtent au cœur de l’activité des personnes concernées dans l’organisation (salariés, managers…) de manière à intégrer, dans les choix techniques, les rapports d’ajustement et de prescriptions réciproques qui se nouent entre l’activité de travail de chacun, les collectifs, le management et l’organisation du travail.

– le deuxième angle d’analyse traitera de la production du sens dans des espaces périphériques à l’activité réalisée. Ces espaces périphériques sont des espaces-temps à propos de l’activité ; ils peuvent opérer au sein d’une organisation ou en dehors, être physiques ou virtuels. Il peut s’agir d’espaces réunissant des travailleurs et travailleuses du même groupe professionnel (enseignant.e.s, travailleur.euse.s sociaux, infirmier.e.s, apprenti.e.s (…) ou engagé.e.s dans une œuvre commune (par exemple le soin : médecins, infirmier.e.s, aides-soignant.e.s…) ; il peut aussi s’agir d’espaces de régulation au sein de l’organisation (travailleurs et encadrants), ou encore d’espaces de conception entre des professionnels et non professionnels (concepteur.e.s, travailleurs et travailleuses, chercheur.e.s). Nous faisons ici l’hypothèse que ces espaces périphériques constituent des ressources lorsqu’ils peuvent être investis par les travailleurs et travailleuses pour y négocier un sens à mobiliser ensuite dans leurs activités, et participent de ce fait au développement de l’intelligence au travail. Le projet serait d’étudier comment ce dispositif méthodologique de compréhension du travail d’enseignant.e et d’accompagnement des réformes de l’éducation participe à faire émerger et à mettre en visibilité l’intelligence au travail, à faire circuler les savoirs entre ces professionnel.lle.s de l’éducation et in fine à co-construire des savoirs au sein des communautés éducatives locales. De même, une série d’enquêtes, notamment auprès de travailleurs et travailleurs précaires, questionnera également la présence et l’apport de tels espaces en termes de production de savoirs et de processus de renormalisation.

– le troisième angle concerne le développement de l’intelligence au travail dans une approche biographique qui vise à articuler les expériences actuelles du travail aux séquences antérieures, avec une attention particulière aux temps de formation. Il s’agit de montrer comment les parcours sociaux et les expériences plurielles accumulées influent sur le sens attaché aux activités de travail. Nous souhaitons ici élargir la compréhension de l’intelligence au travail en dehors des espaces professionnels, ceci afin de rendre compte des articulations opérées par les individus entre leurs différentes socialisations professionnelles. Ce « pas de côté » nous conduira notamment à interroger la place de l’ « intelligence au travail » en situation de formation, entre autres en posant la question des continuités et ruptures de sens entre les socialisations. Des travaux sur les parcours sociaux, les représentations des métiers ou la gestion personnelle de ladite employabilité seront également l’occasion d’appréhender les effets des formations et des parcours sur l’intelligence mise en œuvre au travail. Un premier groupe d’opérations traitera de la construction du sens au cours des séquences de formation. Le projet consiste à analyser les représentations des métiers et des avenirs professionnels chez des jeunes occupant des positions hétérogènes dans l’espace scolaire. Un deuxième groupe d’opérations, à propos de personnels politiques et de travailleurs et travailleuses sociaux, mobilisera l’approche biographique pour renseigner les effets des expériences et socialisations professionnelles sur le sens exprimé par les acteurs dans leur situation de travail.

Ces trois angles d’analyse coexistent, se complètent et s’articulent. Ils produisent le sens de l’activité, les collectifs de travail et sont constitutifs de l’intelligence au travail.

Genre, matérialisme et intersectionnalités

A partir d’une perspective théorique et conceptuelle prenant toujours appui sur la critique féministe du travail initiée par les approches matérialistes et aujourd’hui enrichie tant des approches postcoloniales que des études du standpoint, les travaux à venir placent le curseur analytique sur les dynamiques d’adaptation et de résistance, individuelles et collectives, aux injonctions contemporaines de genre au travail.

Il s’agira en outre de mieux comprendre et appréhender les effets des contradictions du marché du travail néolibéral révélées par nos précédentes recherches : entre valorisation de l’émancipation financière (pour les hommes comme pour les femmes) et fragilisation des conditions d’emploi ; entre discours égalitaristes et renvoi permanent de la plus grande majorité des femmes à des positions professionnelles subordonnées et à leurs « corps reproducteurs » ; entre assouplissement discursif du modèle de la masculinité hégémonique (notamment en matière de parentalité et d’articulation des temps de vie) et émergence paradoxale d’un néo-maternalisme ; entre promotion des politiques d’égalité et essor de politiques conservatrices et nationalistes dont les femmes, en tant que catégorie historiquement dévaluée, sont les premières touchées ; entre promotions de politiques inclusives et « rejets » néoconservateurs et lesbo-homo-transphobes, etc.

Pour cela, nous mettrons à l’épreuve, tout en le révisant, un cadre analytique de compréhension du travail développé au sein de notre équipe. Ce dernier propose d’articuler en permanence trois niveaux d’analyse : i) celui de l’étude du contexte sociétal (macro), mobilisant la sociologie de l’action publique et des mouvements sociaux ; ii) celui de la compréhension des organisations (méso) s’appuyant sur la critique sociologique féministe du travail et la sociologie des groupes professionnels ; iii) celui de l’expérience du genre et le travail nécessaire (d’adaptation ou de résistance) pour rendre la vie vivable (micro) permettant d’appréhender les stratégies mises en œuvre à un niveau individuel, du point de vue des pratiques et des représentations. Les terrains de recherche se déploieront d’abord en France, mais certaines recherches s’attacheront à explorer d’autres contextes nationaux (à travers des comparaisons européennes et europe – amériques notamment), explorant ainsi dans le même temps les effets de la globalisation.

Par des études de cas sur divers groupes professionnels (ou formations professionnelles), nous tenterons de relever une difficulté : travailler sur les mécanismes et stratégies de féminisation des lieux de pouvoir et de décisions – et saisir ses enjeux économiques et sociaux en termes de genre ; sans pour autant masquer le fait qu’il concerne une minorité de femmes. Les apports des théories intersectionnelles nous permettront ainsi d’entrevoir de nouveaux outillages méthodologiques et conceptuels pour appréhender un des défis majeurs de nos sociétés occidentales contemporaines : l’accroissement des inégalités entre les différentes catégories sociales d’individu·es, y compris entre les femmes elles-mêmes.

Comment parvenir à saisir l’ «intelligence au travail»? L’exposé des trois programmes le montre, les méthodes déployées par les chercheur.e.s de l’axe sont plurielles, mais nous partons tous et toutes d’un même constat, de la nécessité de combiner les méthodes et les approches. Dans la mesure où l’objectif consiste à faire ressortir des configurations, à saisir dans leur rapport l’emprise des structures et l’expérience des individus, l’articulation entre différentes approches « macro » et « micro » s’avère pertinente. Dans le même ordre d’idée, l’articulation de différentes méthodes – telles que, par exemple, l’exploitation statistique de questionnaires et l’analyse d’entretiens biographiques et ethnographiques – permet de s’attacher au suivi temporel de l’histoire, aux cheminements des processus et à l’exploration détaillée des contextes. Saisir l’ « intelligence au travail » implique ainsi d’inscrire les manières de dire, d’être et de faire dans une dynamique temporelle – celle des parcours, des carrières – et dans des espaces différenciés – entre l’univers productif et reproductif par exemple). Parce que les découpages institutionnels peuvent être fatals à la compréhension sociologique, différents projets portent l’idée que pour appréhender les dynamiques d’adaptation et de résistance, tant individuelles que collectives, il faut :

1) observer et analyser la place du travail parmi l’ensemble des activités et des projets afin de saisir la manière dont, individuellement ou collectivement, les hommes et les femmes opèrent des compromis, tentent de contrôler et d’élaborer leurs propres temporalités ; l’enjeu central étant de pouvoir disposer de son temps,

2) repérer les relations d’interdépendance entre le système éducatif et le système productif pour analyser tant les injonctions (contradictoires) auxquels les individus en formation sont soumis que la manière dont ils et elles s’y confrontent. Cette perspective met l’accent sur les déplacements opérés dans l’espace social (l’école et le travail), sur la manière dont – par exemple – les apprenti.es et les élèves de LP modulent leurs manières d’être et de faire et déploient des compétences critiques pour « jouer » des normes de genre et de classe,

3) s’éloigner (parfois) de la situation de travail pour se focaliser sur des espaces périphériques à l’activité qui peuvent opérer au sein d’une organisation ou en dehors (collectifs informels, supports physiques ou virtuels d’interaction) ou encore sur des espaces interstitiels (temps de pause ou de déplacement entre sites productifs par exemple), indispensables pour saisir la dimension informelle des collectifs, les formes de coopération ou de solidarité qui en découlent.

En effet, le travail confronté à l’intensification et à la flexibilisation de la production, à la fragmentation des temps sociaux, au recul du syndicalisme et à une reconfiguration perpétuelle des inégalités entraînant blessures et dommages qui altèrent la construction des collectifs et la santé des sujets. La place aujourd’hui occupée par le thème de la souffrance au travail invite à réfléchir sur le statut des émotions en sociologie et sur les transformations actuelles de la subjectivité.

Un tel contexte n’épuise cependant pas les capacités des individus à s’engager dans ce monde globalisé, à réinventer un collectif et à trouver du sens et une finalité au travail. Dans ce cadre, l’appel à la notion d’injustice (déjà expérimenté dans le cadre d’un contrat MADAA) s’avère une entrée heuristique. Elle permet de cerner les inégalités, elle démontre que celles-ci résultent certes d’une configuration donnée, mais aussi de leurs inscriptions dans une dynamique, dans des temporalités et des espaces sociaux s’enchevêtrant de façon complexe. Parce qu’hommes et femmes sont souvent privé.es de termes pour dire les inégalités, l’usage de cette notion d’injustice permet de dire l’indicible tout en démontrant que les individus n’intériorisent pas passivement les contraintes, mais pensent l’injustice sociale et contestent la domination dont ils et elles ont fait l’objet. Ce qu’exprime le mouvement des Gilets jaunes, ce n’est pas seulement l’exploitation, c’est aussi un profond sentiment d’injustice sociale. Au-delà des revendications matérielles, la protestation exprime aussi un malaise plus général, un sentiment d’humiliation. Cette dénonciation du mépris des dominant.es révèle l’actualité des rapports conflictuels entre les classes sociales, la capacité des travailleurs (et la puissance potentielle des travailleuses) à exercer un sens critique, à politiser leurs actions et à construire un sens partagé. Les expériences morales, les souffrances et les indignations peuvent servir d’appuis normatifs à l’étude du travail et ainsi permettre d’aborder la question des engagements individuels et collectifs.

Dans cette perspective, nos travaux souhaitent éclairer la façon dont femmes et hommes mettent en place un complexe de pratiques pour donner un sens à des activités sociales parfois privées de signification. Face à un système capitaliste et un ordre de genre qui tendent à réactiver, sous des formes renouvelées, les rapports de domination, les individus ne sont pas totalement démunis. En effet, la réactivation des tensions produites par le libéralisme n’annule pas les capacités des unes et des autres à s’affronter ou à discuter « l’ordre des choses ».

L’extension des scolarités, les acquis des luttes sociales et l’émergence de rhétoriques égalitaristes, ouvrent une capacité d’agir, des compétences critiques, des formes d’expertise pour donner et/ ou réinventer un sens au travail. L’ « intelligence au travail » est un vaste terrain d’innovations, d’inventions et de bricolages qui ne se laisse pas modéliser dans une bonne façon de faire, mais qui permet de s’ajuster de se positionner au et dans le travail. En témoigne la capacité à construire des cadres collectifs, à adapter les règles, à discuter de l’éthique du travail et de leur conformité avec des règles de métier, à faire vivre des engagements militants comme à opérer des choix subversifs dont ceux qui transgressent les frontières de genre.

Axé sur l’« intelligence au travail », ce projet se veut un observatoire des apprentissages, des formes d’expertise, des capacités d’agir et des compétences critiques, mises en œuvre par les travailleurs et les travailleuses pour redonner vie et sens au travail.

Mise à jour 11/10/2023

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