« Jouer à faire des affaires. Une sociologie des business games. » Léo TOUZET

Thèse de doctorat de sociologie, soutenue en 2016, à l’Université Toulouse Jean Jaurès, sous la direction de  Franck COCHOY

Jury :
Patrick Fridenson, Directeur d’études, EHESS (rapporteur)
Philippe Steiner, Professeur des universités, Université Paris – Sorbonne (rapporteur)
Pauline Barraud de Lagerie, Maître de conférences, Université Paris – Dauphine
Franck Cochoy, Professeur des universités, Université Toulouse – Jean Jaurès (directeur)
Michel Grossetti, Directeur de recherche, CNRS

Résumé : Dans une perspective de sociologie économique attentive à la fois aux savoirs de gestion et aux dispositifs pédagogiques participant à les diffuser auprès des (futurs) managers, la thèse offre, à travers une collection de treize chapitres, une étude à l’échelle internationale des jeux d’entreprise (business games), des simulations, informatisées ou non, destinées à (faire) apprendre les règles du jeu économique aux apprentis gestionnaires.

D’abord, à partir d’une discussion mobilisant certains développements de la théorie de l’acteur-réseau, la thèse explore plusieurs questions et enjeux relatifs à la performativité des sciences économiques et de gestion, à la fois via leur enseignement et via leur inscription dans des dispositifs techniques, puisque les business games réunissent ces deux modalités.

Puis, en mettant en regard le jeu, la guerre et l’économie, et en « jouant » avec les contraintes de la chronologie historique, la thèse propose une étude de l’origine plurielle et du développement des jeux d’entreprise, dispositif « hybride » dont les versions modernes sont nées à la veille des années 1960 au croisement des jeux de guerre (wargames), de la recherche opérationnelle, de la théorie des jeux, de l’informatique et des sciences de l’éducation, mais dont le principe essentiel – l’apprentissage par la pratique simulée – est beaucoup plus ancien.

La thèse offre d’abord un éclairage sur la « reprise » des fondements mythiques de l’histoire du jeu de guerre par les premiers promoteurs du jeu d’affaires, puis resitue « dans la foulée » l’émergence des simulations informatisées de gestion créées par ces mêmes promoteurs dans le courant de l’économie expérimentale, à partir de la fin des années 1950.
L’influence des jeux de guerre sur le développement des jeux d’affaires est encore précisée au travers d’une généalogie des wargames, donnant à voir certains des principes fondamentaux mais aussi paradoxaux qui sont à la base de la formation des business games, et plus largement des jeux de simulation pédagogiques, telle que la tension entre complexité et simplicité, tension rejoignant la délicate question de la différence entre jeu et simulation.
Puis, en reprenant et en discutant le célèbre ouvrage du sociologue Simmel sur le conflit, ainsi que les non moins célèbres fondements historiques du jeu classiquement établis par l’historien Huizinga, une réflexion est conduite sur le rapport ambivalent du marché à la guerre, proposant finalement de considérer que les « mondes parallèles » de la guerre et des affaires procèdent en partie d’un univers commun : le jeu.

L’importance des théories de l’apprentissage expérientiel pour le développement des jeux d’entreprise est ensuite illustrée avec certains travaux pédagogiques de John Dewey. L’influence du philosophe américain pragmatiste est attestée notamment à travers le cas de la création pionnière de nombreuses simulations pédagogiques de gestion industrielle, dès 1932 en Russie. Mais l’on (re)découvre bientôt que le principe même de la formation aux métiers du négoce par la pratique d’« opérations de commerce simulées » avait été théorisé en France dès 1800 par le précurseur Vital Roux, et concrètement mis en œuvre au sein de l’une des toutes premières écoles de commerce du pays, voire du monde, avant de disparaître pour être « réinventé » près d’un siècle et demi plus tard…

Après un nouveau saut dans le temps, certains « développements croisés » de la recherche opérationnelle, de la théorie des jeux et de l’informatique sont discutés pour rendre compte de l’émergence des jeux d’entreprise modernes, et deux business games – l’un français, l’autre américain – parmi les premiers spécimens informatisés sont présentés.

C’est ensuite le marché des jeux d’entreprise qui est abordé, et avec lui la question de la place de ces simulations « en particulier », mais aussi de la simulation « en général » dans l’enseignement de la gestion. On apprend alors que les business games font l’objet d’une forme de réussite contrastée, d’un succès paradoxal, en « demi-teinte ». L’importance majeure de la méthode des cas, première forme de simulation de la vie des affaires venue de l’enseignement du droit, et concurrente très sérieuse des jeux d’entreprise au sein des institutions d’enseignement commercial, est rappelée et précisée pour justifier le moindre succès des business games, également en « coopétition » avec les plus récents et séduisants serious games, autre forme de simulation inspirée du jeu vidéo…

En parallèle de l’étude de l’histoire des jeux d’entreprise, y compris dans leur phase pré-informatique, ainsi que de l’étude liée du marché des simulations de gestion, la thèse se concentre également sur certains aspects à la fois plus contemporains et plus « pratiques » des jeux d’affaires, notamment sur leur conception et sur leur utilisation, ce à travers l’analyse d’entretiens réalisés auprès des producteurs de business games, et à travers celle d’observations de sessions de simulation au sein des écoles de commerce.

Plusieurs chapitres se penchent ainsi sur les créateurs de jeux d’entreprise et permettent de voir comment les simulations pédagogiques sont conçues et mises en œuvre. La discussion théorique initiale sur la performativité des sciences économiques et de gestion est alors prolongée par des considérations pratiques, portant notamment sur la conception des modèles économiques que l’on trouve « au cœur » des jeux d’entreprise, l’ensemble contribuant à éclairer le rapport crucial entre économie et gestion.

Enfin, les business games « en train de se jouer » sont présentés et étudiés notamment à partir d’une enquête vidéo-ethnographique montrant comment se déroule leur mise en œuvre dans le cadre d’enseignements en école de commerce. Les observations donnent à voir ou à apercevoir notamment la dimension émotionnelle des jeux d’entreprise, qui performent à la fois certains savoirs économiques et de gestion et certaines émotions qui se révèlent dans les attitudes, les comportements, les postures et les réactions des participants.

Mots-clés :
jeux d’entreprise ; performativité ; sociologie économique ; sociologie de la gestion

 « Playing business. A sociology of business games »

Abstract : From a perspective of economic sociology attentive to both management knowledge and pedagogical devices that contribute to their spreading near the future managers, this thesis based upon thirteen chapters proposes a study of business games – i.e. simulations, computerized or not, specially designed to teach the rules of the economic game to apprentice managers – on an international scale.

Inspired by some developments of the Actor Network Theory, the research investigates several questions and issues related to the performativity of economics and management science, both through their teaching and diffusion and through their inscription (or their inclusion) in specific technical devices, since the business games reunite almost these two modalities.

Comparing games, war and economics, and “playing” with the constraints of historical chronology, the study focuses on the diverse origin and development of business games, of which modern versions were born on the eve of the 1960s at the intersection of wargames, Operational Research, game theory, computer science and education theories, but whose very principle is much older.

The thesis looking to the “reprise” of the mythical foundations of wargaming history by the first promoters of business gaming, then situates the emergence of the computerized business simulation games created by these same promoters in the development of experimental economics, from the end of the 1950s.

The influence of wargaming on business gaming development is clarified through a genealogy of wargames, enabling certain fundamental and paradoxical principles which are at the base of the formation of business game, and more largely of pedagogical simulation game, as the tension between simplicity and complexity, joining the crucial issue of the difference between gaming and simulation.

Resuming and discussing the famous works of sociologist Simmel on the conflict (1908), as well as the notorious historical foundations of game established by the historian Huizinga (1938), a reflection is conducted on the ambivalent relation between market and war, proposing to consider that the “parallel worlds” of war and business proceed (in part) from a “common universe”: the game.

The importance of experiential learning theories for business gaming development is then illustrated with some pedagogical works by John Dewey. The influence of the American pragmatist philosopher is attested in particular by the pioneering creation of many pedagogical simulations of industrial management, as early as 1932 in Russia. But it is soon discovered that the very principle of training in business through the use and practice of “opérations de commerce simulées” (“simulated business operations”) had been theorized in France as early as 1800 by a precursor named Vital Roux, and had been concretely implemented in one of the very first business schools of the country, even of the world, before disappearing and finally being “reinvented” almost a century and a half later…

After this new leap in time, the “crossed developments” of Operational Research, game theory and computer science are discussed to study the emergence of modern business games, and two computerized simulations – one French and one American – among the first specimens are presented.

The market of business games is approached as is the question of the importance of these dynamic simulations “in particular”, but also of simulation “in general” in management education. We discover that business games are the object of a form of an ambivalent, contrasted or mitigated success. The great importance of the case method, which represents a first kind of business life simulation, coming from law teaching, and very serious competitor of business games within the business schools, is discussed to justify the least success of business games, which are also engage in a form of “coopetition” with the most recent and attractive serious games, another kind of simulation inspired by video game…

In parallel to the study of the history of business games, including before their computerization, as well as the related study of the market of business games, the research also focuses on more contemporary and “practical” aspects of these pedagogical simulations. Their conception and their use are studied through the analysis of interviews with business games designers and observations of simulation sessions within business schools. Several chapters thus focus on the business games producers, enabling how the pedagogical business simulation games are designed and implemented. The initial theoretical discussion on performativity of economics and management science is extended by practical considerations, especially about the design of economic models that are found at the core of business games, contributing to enlightening the crucial relation between economics and management.

Finally, the business games “being played” are presented and studied from a video-ethnographic survey, a kind of “shadowing” revealing how their implementation is carried out within the business schools. The observations and transcriptions enable to see the emotional dimension of business games, which perform both economic and managerial knowledge and certain emotions that are revealed in players’ attitudes, behaviors, postures and reactions.

Keywords : business games ; performativity ; economic sociology ; sociology of management

mise à jour 1er décembre 2016